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L'alimentation est peut-être importante pour la santé, mais s'attendre à ce que les gens se guérissent eux-mêmes grâce à la nourriture, est-ce réaliste? | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier

Oui, l’alimentation peut avoir un effet positif sur la santé. Mais soigner des maladies par la nourriture est une stratégie vouée à l’échec dans le système actuel, plaident des spécialistes. À leur avis, améliorer l’alimentation de la population devrait se faire en contrôlant les excès de l’industrie, plutôt que les excès des individus.

Pour beaucoup de gens, qui dit début d’année dit nouveau régime. On veut avoir une meilleure santé, perdre du poids, bouger davantage. On adopte la diète à la mode : régime cétogène, jeûne intermittent, sans glucides, carnivore… On veut à tout prix éviter la maladie.

De plus en plus, cette idée qu’une personne peut prévenir la maladie ou guérir uniquement grâce à son alimentation fait également son chemin chez les médecins. Derrière tout ça, une croyance : Que ta nourriture soit ton médicament, une citation attribuée au médecin de la Grèce antique Hippocrate.

Aux États-Unis, ce concept a le vent dans les voiles. L’alimentation en tant que médicament pourrait être le prochain grand mouvement en matière de politique agricole, alimentaire et de soins de santé, écrivait le journaliste américain Jerry Hagstrom le mois dernier(Nouvelle fenêtre).

Mais qui s’oppose à cette approche?

Alyssa Moran, chercheuse à la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, affirme dans une lettre(Nouvelle fenêtre) publiée dans le Journal of the American Medical Association (JAMA) que le principe de la nourriture comme médicament fait fausse route.

Elle persiste et signe : les preuves scientifiques pour soutenir les efforts du type nourriture comme médicament n’existent pas. Une étude récente(Nouvelle fenêtre) où l’on a fourni des fruits et des légumes à des personnes diabétiques, par exemple, n’a pas démontré l’efficacité de cette approche en comparaison avec des soins normaux.

L’idée de voir l’alimentation comme un remède n’est pas mauvaise, juge de son côté le cardiologue Martin Juneau, de l’Institut de cardiologie de Montréal. Par contre, il ne faut pas qu’il y ait des ressources investies au détriment d’approches plus collectives, affirme-t-il.

Malgré tout, selon la Dre Moran, le financement de ce mouvement atteint aujourd’hui des centaines de millions de dollars. De l’argent – notamment public et philanthropique – qui n’est pas dirigé vers des initiatives de santé publique qui ont fait leurs preuves.

Le biochimiste en nutrition Dylan Mackay, de l’Université du Manitoba, croit que le concept de la nourriture comme médicament est invoqué autant par de véritables spécialistes que par des charlatans.

« L’idée que la nourriture peut guérir quelqu’un est souvent utilisée par des pseudo-professionnels pour nous vendre des choses. Ils vont dire : "Soignez votre cancer avec ce régime!" »

— Une citation de  Dylan Mackay, chercheur en nutrition

Une population en santé, une affaire collective

La taxation des boissons sucrées fonctionne, selon l'OMS.
La taxation des boissons sucrées fonctionne, selon l'OMS. | Photo : Radio-Canada / Marie-Pier Mercier

On ne demande pas aux gens d’éteindre l’incendie de leur maison eux-mêmes. On a des services de pompiers pour ça, illustre Dylan Mackay. L’incendie, dans son exemple, c’est l’augmentation des maladies non transmissibles, aussi appelées maladies chroniques.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les maladies cardiovasculaires, le diabète et les cancers causent la vaste majorité des décès dans le monde.

Si l’on espère un jour freiner l’augmentation de ces maladies, il faut prioriser une approche globale, soulignent les spécialistes de la question.

« Les solutions, on les connaît : il faut taxer les boissons sucrées, renforcer l’interdiction de la restauration rapide autour des écoles, étiqueter les aliments trop sucrés, trop salés, trop gras, empêcher la publicité faite aux enfants. »

— Une citation de  Dr Martin Juneau, cardiologue

Alyssa Moran suggère aussi d’améliorer les programmes de lunchs dans les écoles. Nous rapportions cet automne que le gouvernement fédéral n’avait toujours pas de plan pour un programme d’alimentation scolaire universel, malgré les bénéfices d’un tel programme observés dans d’autres pays.

Elle avance aussi que le gouvernement pourrait encadrer la composition nutritionnelle des aliments pour forcer les transformateurs à réduire la quantité de sucre, de sel et de gras saturé dans les aliments.

Les intérêts commerciaux jouent un rôle majeur dans la détermination des personnes qui tombent malades au sein d’une population, résume Alyssa Moran. C’est un facteur essentiel, et sans réglementer les entreprises, je ne vois pas de changement possible.

Quant à l’éducation, le Dr Juneau constate qu’elle n’est pas en elle-même suffisante pour changer les mauvaises habitudes de vie de la population.

« Les gens qui disent que ça prend plus d’éducation… voyons donc! Tout le monde le sait, qu’il faut manger santé. Ce qui fonctionne, ce sont les taxes, les interdictions. Ça prend une approche globale, comme on a fait pour le tabac. »

— Une citation de  Dr Martin Juneau, cardiologue

Il y a plein de lobbys qui vont se battre à mort contre ça, prédit le Dr Martin Juneau.

Changer son alimentation, un défi de taille

Le Dr Martin Juneau, directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal
Le Dr Martin Juneau, directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal  | Photo : Radio-Canada / Éric Carbonneau

Donc, si l’on ne contrôle pas exactement ce qu’on mange et pourquoi, qu’est-ce qui nous influence? On a tout contre nous, remarque Martin Juneau. On a des super scientifiques qui trafiquent les aliments pour les rendre accrocheurs, un marketing génial… c’est difficile de résister. Il y a beaucoup de forces économiques derrière ça.

Cet argument est repris par la Dre Alyssa Moran, qui affirme même que l’industrie agroalimentaire est derrière la soudaine promotion de la nourriture comme médicament aux États-Unis.

« C’est une idée très attirante pour l’industrie. Ça élimine la pression de faire quoi que ce soit qui puisse nuire à leurs profits. De plusieurs manières, ces programmes peuvent être monétisés. »

— Une citation de  Alyssa Moran, chercheuse en santé publique

Elle cite notamment le récent appel à publications d’un journal scientifique américain au sujet des initiatives qui prônent l’alimentation comme médicament. Le tout commandité par Instacart, une application mobile pour la livraison de produits alimentaires.

À l’heure actuelle, nous ne voulons pas réglementer l’industrie alimentaire parce que nous plaçons entièrement la responsabilité de la santé sur les choix individuels, critique Dylan Mackay. C’est bon pour l’industrie alimentaire.

L’alimentation pour prévenir

Tout le monde le sait, qu’il faut manger santé.
Tout le monde le sait, qu’il faut manger santé. | Photo : iStock

Malgré son opposition au détournement des ressources qui devraient aller aux programmes de santé publique, le Dr Mackay mène actuellement une étude où des personnes atteintes de maladies du rein reçoivent des fruits et des légumes gratuitement. Et ce, dans l’espoir de remplacer en partie ou totalement certaines médications.

Plus la maladie chronique est avancée, plus vous avez de risques d’avoir besoin d’un régime alimentaire particulier, juge-t-il, avant d’affirmer que la prévention devrait pouvoir éviter le développement de maladies chroniques.

« La nourriture est essentielle à la santé. Je pense que la médecine et l’alimentation sont des piliers parallèles. Mais dire que l’alimentation est de la médecine ou considérer directement la nourriture comme un médicament n’est pas exact. »

— Une citation de  Dylan Mackay

Le Dr Martin Juneau est un grand défenseur de l’alimentation comme outil de prévention. Les conseils nutritionnels font partie de la visite médicale, dit-il. Le cardiologue qui ne le fait pas passe à côté de quelque chose de très très gros.

Mais il critique le fait qu’il soit si difficile d’avoir accès à un ou une nutritionniste. Je travaille dans un milieu idéal, j’ai cinq nutritionnistes à côté de mon bureau, ajoute-t-il. Savez-vous qui les paye? C’est la philanthropie. Je reçois 2 millions de dollars de ma fondation par année pour payer ces programmes-là.

La santé, résultat de nombreux facteurs

La pauvreté joue un rôle important sur la santé.
La pauvreté joue un rôle important sur la santé. | Photo : Radio-Canada / Jean-François Fortier

On sait que plusieurs choses entrent en compte dans la santé : la génétique, les habitudes de vie, le salaire, la géographie… D’après le Dr Juneau, la pauvreté, c’est la mère de toutes les maladies.

« Le statut socioéconomique et le lieu de naissance sont de grands prédicteurs de l’état de santé. Nous ne pouvons pas dire aux gens de changer ça pour guérir. En rejetant la responsabilité de l’alimentation sur les individus, nous nous assurons d’échouer. »

— Une citation de  Dr Mackay.

La médecin Alyssa Moran ajoute: c’est une médicalisation d’un problème que je considère comme un problème social.

Sans oublier les fameux régimes que beaucoup de gens tentent de suivre en début d’année et qui se soldent, dans la vaste majorité des cas, par des échecs, comme le souligne le Dr Juneau.

C’est une situation semblable qui arrive lorsqu’un médecin, par exemple, demande à une personne déjà affectée par la maladie de changer son alimentation afin de guérir d’une maladie cardiaque. Je ne pense pas que ce sont des choses qui peuvent être bien faites individuellement. Ça ne peut pas incomber uniquement à la personne qui souffre déjà d’un problème de santé, dit Dylan Mackay.

Des théories du complot aux diètes miraculeuses, les réseaux sociaux débordent de contenus douteux sur l'alimentation. Nous avons publié un dossier sur la désinformation nutritionnelle pour y voir plus clair.

L'alimentation est peut-être importante pour la santé, mais s'attendre à ce que les gens se guérissent eux-mêmes grâce à la nourriture, est-ce réaliste? | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier