Vous naviguez sur le site Mordu

Cette image générée par intelligence artificielle pour illustrer une poutine a été repérée sur DoorDash. | Photo : Le Petit Coin Dumpling

En navigant sur le web pour trouver un repas à vous faire livrer, vous tombez sur cette poutine. L’image vous paraît étrange. Cliquez-vous sur « ajouter au panier »?

On voit de plus en plus ce genre de photos de plats bizarres sur les plateformes de livraison en ligne et sur les sites de commerces alimentaires. Des tourtières avec des saucisses à l'intérieur, une poutine qui a l’air d’un sauté, du pâté au poulet qui semble contenir des œufs cuits durs.

Surprise: ces images sont créées de toute pièce ou améliorées par intelligence artificielle.

On en a d'ailleurs repéré plusieurs dans la section des produits prêts à manger de la Maison du Rôti, une boucherie sur Le Plateau-Mont-Royal.

Le gérant Dominic Legrand nous a confirmé qu’il s’agissait bien d’images générées à l’aide de l’intelligence artificielle (IA), par le biais du générateur d’images de Bing, moteur de recherche de Microsoft, alimenté par le logiciel DALL-E 3 d’OpenAI.

Il explique que l’IA fait de plus belles photos que celles qu’il pourrait prendre lui-même. Il souligne aussi que sa boutique en ligne est loin d’être sa priorité. Je n’ai pas les moyens de mettre des milliers de dollars en marketing. [...] On ne fait pas beaucoup la promotion du site web, qui était surtout utile durant la pandémie.

Image de la boutique en ligne de la Maison du Rôti pour sa tourtière du Saguenay
Image de la boutique en ligne de la Maison du Rôti pour sa tourtière du Saguenay | Photo : La Maison du Rôti

À la suite de notre conversation, un message précisant que les photos des plats ont été réalisées à l’aide de l’IA a été ajouté sur le site. Le gérant a aussi concédé qu’il devrait réajuster le tir, certaines images étant beaucoup trop irréalistes. Ce n’est pas parfait, a-t-il admis.

Ce n’est que le début

La Maison du Rôti n’est pas le seul commerce à mettre à profit les possibilités offertes par l’IA générative, autant pour les images que pour les textes. De jeunes pousses américaines comme Lunchbox et SWIPEBY offrent un service de création d’images par IA conçues spécifiquement pour aider les restaurants à bonifier leurs menus sur les plateformes de livraison en ligne.

L’entrepreneur et ancien dragon François Lambert, qui exploite une boutique en ligne vendant des produits de l’érable, du miel et d’autres aliments, ne s’en cache pas : l’IA lui permet d’être plus efficace et de réaliser des économies substantielles.

Il l’utilise notamment pour embellir les photos de ses produits, et aussi celles qui se trouvent en en-tête de ses recettes. Pour une petite entreprise comme la nôtre, ça change la donne, a-t-il affirmé.

François Lambert a même constaté que le trafic sur les pages de ses recettes et de ses produits a beaucoup augmenté depuis qu’il utilise des photos générées par intelligence artificielle.

L'image qui illustre les guimauves au café et à l'érable vendues sur la boutique de François Lambert. Il utilise Midjourney pour modifier l'apparence de photos qu'il prend lui-même.
L'image qui illustre les guimauves au café et à l'érable vendues sur la boutique de François Lambert. Il utilise Midjourney pour modifier l'apparence de photos qu'il prend lui-même. | Photo : François Lambert

« C’est sûr que les photographes n’aiment pas ça, mais on n’a pas les moyens de les embaucher. C’est 300 $ par photo que ça nous coûte. »

— Une citation de  L'entrepreneur François Lambert

En comparaison, un abonnement mensuel à Midjourney, le programme d’IA générative utilisé par l’entrepreneur, s’élève seulement à quelques dizaines de dollars par mois.

François Lambert prend lui-même les photos de ses produits avec son iPhone, puis les retravaille dans Midjourney pour les rendre plus éclatantes, plus appétissantes, modifier l’arrière-plan, etc.

Rien sur son site web n’indique que l’IA a été utilisée pour générer ses images, et il ne compte pas ajouter une mention, sauf si des règles venaient à l’exiger.

Ces outils sont légaux, et c’est comme venir ajouter un arrière-plan ou embellir une photo avec Photoshop.

François Lambert utilise aussi Midjourney pour générer les vignettes accompagnant les épisodes de son balado.
François Lambert utilise aussi Midjourney pour générer les vignettes accompagnant les épisodes de son balado. | Photo : François Lambert

Trompe-t-on la clientèle?

Qu’une image soit produite par une IA ou une ou un photographe, le même cadre légal s’applique, affirme Alexandre Plourde, avocat spécialisé en droit de la consommation chez Option consommateurs.

« Ce n’est pas illégal, en vertu de la Loi sur la protection du consommateur, de vanter son produit et de le mettre sous le meilleur jour possible.  »

— Une citation de  L'avocat Alexandre Plourde

C’est déjà fréquent dans le domaine alimentaire. En restauration rapide, par exemple, on peut souvent voir que le hamburger affiché dans une annonce est beaucoup plus beau que celui que je vais véritablement recevoir au restaurant.

Ce qui est illégal, ce sont les fausses représentations. [...] Si l’utilisation d’images ou de vidéos générées par IA a pour effet d’induire le consommateur en erreur, par exemple sur le contenu de ce qu’il achète ou ses ingrédients, la quantité ou la taille du produit, ça pourrait être une fausse représentation.

Image du pâté au saumon de la boutique en ligne de la Maison du Rôti
Image du pâté au saumon de la boutique en ligne de la Maison du Rôti | Photo : La Maison du Rôti
Un pâté au saumon acheté à la Maison du Rôti
Un pâté au saumon acheté à la Maison du Rôti | Photo : Radio-Canada / Julia Pagé

Quand il travaille en publicité avec de grandes marques, le styliste culinaire Blake Mackay doit porter attention à ces considérations. Il faut absolument utiliser leurs produits, avec les quantités qu’on va retrouver en magasin, dit-il.

Mais autrement, quand vient le temps de retoucher des photos pour les rendre plus appétissantes, l’IA pourrait devenir un outil de plus à la disposition des photographes, comme Photoshop l’est déjà, selon le styliste culinaire.

La technologie suscite toutefois bien des inquiétudes dans le milieu de la photographie professionnelle. Au tout début, je me suis dit que dans deux ans, je n'aurais plus de travail, mentionne sans détour Sylvie Li, photographe qui travaille souvent avec des entreprises du domaine de l'alimentation.

« Mais je suis moi-même en train de voir comment je pourrais utiliser l'IA dans ma pratique, car même si j'ai de la réticence, il va falloir que je m'adapte plus tôt que tard. »

— Une citation de  Sylvie Li, photographe

Il faut mentionner que les batailles légales autour des modèles d’IA générative(Nouvelle fenêtre), dont plusieurs sont entraînés à partir de milliards de photos et de textes extraits du web sans le consentement de leurs créateurs et créatrices, continuent à se multiplier. Cela pourrait mettre des bâtons dans les roues de géants comme Microsoft, qui finance à coups de milliards de dollars le développement de l’IA.

D’ici à ce que ces questions soient réglées, l’avocat Alexandre Plourde croit que les entreprises devraient faire preuve de transparence.

On devrait clairement informer les consommateurs que les images ont été générées par IA. Parfois ça peut être évident, mais d’autres fois ce le sera beaucoup moins, surtout si on envisage que les modèles d’IA vont s’améliorer.

Comme l’IA semble là pour rester, viendra peut-être le temps de réglementer pour protéger les consommateurs et consommatrices. Si on réalise que c’est une source d’abus importante et que les gens sont trompés par ça, on va devoir se poser la question s’il est nécessaire d’encadrer l’utilisation de ce type de technologie par les commerçants.

Cette image générée par intelligence artificielle pour illustrer une poutine a été repérée sur DoorDash. | Photo : Le Petit Coin Dumpling