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Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier

Lorsque je me fais inviter au restaurant ou qu’on me propose d’en choisir un, mon premier réflexe est d’aller sur Internet pour voir s’il y a quelques options véganes, bien sûr, mais aussi pour savoir autre chose : est-ce que les chaises seront assez larges et solides pour que j’y sois confortable?

Aller au restaurant quand on est une personne grosse, ça peut être complexe. (Il est important de noter que le terme « gros » ou « grosse » est ici utilisé de manière neutre et descriptive, un peu comme on le ferait avec « grand » ou « grande »). En plus du manque d’accessibilité du mobilier, on peut avoir à composer avec le regard des autres et en venir à vivre une expérience inconfortable. Le hic, c’est que partager une expérience d’inconfort ou de stigmatisation lorsqu’on vit dans un corps gros, c’est s’exposer à l’inévitable commentaire : « Si tu es si mal que ça, t’as juste à perdre du poids. »

Pour ma part, ça ne fait que quelques années que je commence à être à l’aise de commander et de manger des aliments considérés comme riches ou caloriques, comme de la friture ou de la crème glacée, lorsque je vais au restaurant. J’ai longtemps été très préoccupée par le regard des autres, préférant commander et manger des aliments considérés comme sains pour au moins avoir l’air de faire « ce qu’il faut » vu mon poids élevé.

Cette préoccupation du regard des autres, elle était notamment nourrie par le fait que, moi aussi, je jugeais le contenu de l’assiette des personnes grosses que je voyais.

Pourquoi a-t-on le réflexe de juger les choix des personnes grosses au restaurant?

Selon Andrée-Ann Dufour Bouchard, nutritionniste et cheffe de projet pour l’organisme ÉquiLibre, cela a beaucoup à voir avec le mythe du contrôle du poids. Car s’il est possible de perdre du poids de manière temporaire en suivant un régime, dans la grande majorité des cas, le poids sera repris dans les trois à cinq années qui suivent.

On vit dans une société qui valorise encore énormément la minceur et où la culture des diètes nous a appris à croire qu’on peut contrôler notre poids si on a suffisamment de volonté et si on contrôle ce qu’on mange, notamment. Ces préjugés bien ancrés font donc en sorte qu’on a tendance à croire que les personnes grosses souhaitent, doivent et peuvent contrôler leur poids et que si elles sont grosses, c’est automatiquement parce qu’elles mangent mal, dit-elle. La qualité de l’alimentation ne se définit pas par un seul repas, et tous les aliments ont leur place dans une alimentation équilibrée.

Les nutritionnistes ont aussi constaté que la qualité de la relation que l’on entretient avec la nourriture est aussi importante que la qualité de l’alimentation en soi.

« Si on se cache pour manger de peur qu’on nous juge, si on se sent coupable chaque fois qu’on mange certains aliments, si on évite d’aller au restaurant avec des proches de peur de déroger à nos règles alimentaires, ça nuit à notre santé mentale et sociale. »

— Une citation de  Andrée-Ann Dufour Bouchard

Sans oublier qu’avec un régime, les chances qu’une personne grosse devienne mince sont infimes, de l’ordre de 1 sur 1290 chez les hommes et de 1 sur 677 chez les femmes, comme le suggère cette étude(Nouvelle fenêtre). Et selon une nouvelle étude(Nouvelle fenêtre), publiée en 2023 par une équipe de l’Université Laval, les facteurs génétiques pourraient expliquer jusqu’à 50 à 70 % de la variation de l’indice de masse corporelle dans la population.

Pour un design accessible au resto

Si les restaurants sont aménagés pour être beaux et invitants, ils peuvent parfois finir par exclure les personnes qui vivent dans un corps gros, par exemple en ayant des chaises étroites munies d’accoudoirs.

Stéfanie Lepage et Anne-Sophie Marcoux, qui sont derrière l’initiative Fat Répertoire et sa page Instagram(Nouvelle fenêtre), en savent quelque chose. Elles gèrent bénévolement un répertoire en ligne de lieux qui sont notés par une communauté de personnes grosses, notamment sur le plan de l’accessibilité. La liste compte actuellement 350 endroits, dont plus de 145 restaurants.

Parmi les préoccupations les plus fréquentes des membres de la communauté, on note le manque d’espace pour circuler entre les tables, les chaises et les bancs fragiles qui ne supportent pas de poids élevé, les tabourets de hauteur bar qui sont souvent difficiles d’accès, les banquettes et tout autre mobilier fixe qui fait que la personne se sent coincée – ainsi que les fameuses chaises étroites munies d’accoudoirs, dans lesquelles plusieurs ne peuvent carrément pas s’asseoir.

Selon Elsa Lavigne, directrice générale d’AlterGo, un organisme visant la promotion et l’implantation de mesures d'accessibilité universelle, les besoins des personnes grosses devraient théoriquement être pris en compte dans les principes d’aménagement accessibles, mais en réalité, ils ne peuvent pas toujours être considérés en priorité.

Cibler les aires de circulation et les chaises

Certains aménagements, comme des aires de circulation plus larges, peuvent rendre un restaurant plus accessible autant aux personnes en fauteuil roulant qu’aux personnes grosses.

Mme Lavigne souligne toutefois que lorsqu’il est question d’accessibilité universelle, il y a des compromis à faire. Les besoins des uns et des autres sont différents, et les solutions mises en place pour un groupe peuvent ajouter un obstacle pour un autre. Par exemple, on recommande souvent d’avoir des chaises avec des accoudoirs pour que les personnes qui utilisent un fauteuil roulant puissent s’y transférer plus facilement. Cependant, cette solution ne convient pas aux personnes grosses. Notre recommandation, ce sera d’offrir une diversité dans le type de sièges pour pouvoir accommoder un maximum de personnes.

Stéfanie et Anne-Sophie, du Fat Répertoire, abondent dans le même sens, souhaitant aussi que les restaurants offrent différents sièges à leur clientèle. Si elles se disent bien conscientes qu’il n’est pas réaliste de demander à tous les restaurants de changer leur mobilier afin de le rendre plus accessible, elles insistent tout de même sur certaines mesures à adopter dans le but de rendre les lieux plus accueillants pour les personnes grosses.

Selon elles, la première mesure à prendre serait de commencer par sensibiliser le personnel, pour qu’il puisse accueillir les demandes des personnes grosses avec empathie et ouverture, sans regard ou attitude de jugement, et peut-être même prendre l’initiative de proposer plus d’une option de sièges s’il y a lieu. Elles ajoutent aussi que des images claires des espaces sur le site Internet et les médias sociaux peuvent aider les gens à éviter les mauvaises surprises.

Elles proposent aussi à la clientèle de ne pas hésiter à poser des questions sur les lieux et les sièges, à en faire la mention lors de la réservation lorsque possible, et aussi à ne pas hésiter à faire des demandes au personnel pour être plus confortable.

Retrouver le plaisir de manger au resto

Cette réflexion résonne beaucoup chez Jessica Gosselin, qui a créé il y a quelques mois le groupe Fat foodies du Québec sur Facebook, avec comme objectif de créer des liens avec d’autres personnes grosses qui ont envie de partager un repas dans des restaurants gastronomiques.

Se décrivant elle-même comme une personne grosse et une foodie aimant se payer de bonnes tables, elle a eu envie de créer une sorte de club qui se réunirait une ou deux fois par mois. Avant de choisir un endroit, elle fait des vérifications sur les sites Internet et par téléphone. Elle n’hésite pas non plus à donner des détails au moment de la réservation. Je vais dire quelque chose comme : “On sera un groupe de huit personnes grosses, on risque de prendre de la place et on souhaite être confortables”.

Pour Jessica, un tel exercice d’affirmation a quelque chose de thérapeutique, tout comme le fait de partager un repas gastronomique en s’exposant au regard des autres.

Et est-ce que l’expérience se déroule bien jusqu’à maintenant? À date, c’est 100 % positif! Les restaurateurs sont super ouverts et il y a quelque chose de vraiment transformateur dans l’idée de prendre un repas dans le plaisir sans avoir à s’excuser de prendre de la place. Ça nous amène beaucoup de joie

Pour les personnes grosses qui n’ont pas accès à un groupe pour tenter de retrouver le plaisir de manger au restaurant, Andrée-Ann Dufour Bouchard, de l’organisme ÉquiLibre, recommande de s’entourer le plus possible de gens bienveillants, de parler de ce qu’on vit avec une personne de notre entourage en qui on a confiance ou encore avec des nutritionnistes ou des psychologues, et aussi de continuer de s’informer au sujet de la grossophobie, pour mieux déconstruire les mythes qui s’y rattachent.

Je ne vous le cacherai pas : je rêve du jour où je pourrai entrer dans n’importe quel restaurant sans avoir à faire de vérifications au préalable et m'asseoir confortablement sans avoir à me poser de questions. (Et tant qu’à y être, avoir plus qu’un végéburger comme option végane, mais ça, c’est une autre histoire!)

La campagne La grossophobie, ça suffit! de l’organisme ÉquiLibre vise à sensibiliser la population quant à la grossophobie, à ses manifestations et à ses répercussions, et à déconstruire les nombreux préjugés qui l’entretiennent.

Pour en savoir plus : Lien vers la campagne(Nouvelle fenêtre)

Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier