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Houston a donné un toit aux deux tiers de ses sans-abris en 10 ans

Houston a donné un toit aux deux tiers de ses sans-abris en 10 ans

La ville la plus peuplée du Texas a réussi à trouver un toit pour plus de 30 000 personnes sans-abri en un peu plus d'une décennie. Elle attire l'attention au-delà des frontières américaines, notamment à Winnipeg, où la Ville souhaite s'inspirer de cette approche qui privilégie le logement d'abord.

Texte et photos par Gavin Boutroy

Publié le 25 mars 2024

Dans un stationnement exigu de l’église Lord of the Streets, au centre-ville de Houston, Tyrone Minnieweather, dit le poète, griffonne dans un carnet d’écolier. Le quinquagénaire à la barbe grisonnante sort tout juste de l’hôpital, où il a subi un pontage, le troisième en sept mois. Depuis une autre intervention chirurgicale, il lui reste des agrafes dans la jambe, il souffre d’une neuropathie à un pied, et il en a assez d’être dans la rue.

Il y a 10 ans, il a quitté l’État de l’Illinois pour le Texas, à la recherche d’une vie meilleure.

Il a rapidement fait face à l’imprévisibilité de l’itinérance dans une ville côtière. C’est une ville bipolaire, autant pour les personnes que pour la météo, les routes, les animaux, dit-il sur le ton lyrique qui le caractérise. Il écrivait du rap quand il vivait dans l’Illinois, raconte-t-il. Mon style, c’était la controverse, ajoute-t-il avec fierté. Maintenant, il écrit de la poésie.

Son arrivée à Houston a été éprouvante. Les gens deviennent itinérants pour différentes raisons, souligne-t-il. Beaucoup associent l’itinérance à la drogue et à l’alcool. Ce n’est pas vrai. C’est un stéréotype. C’est [aussi] des divorces, les pensions alimentaires pour les enfants, c’est ceci, c’est cela. 

Tyrone Minnieweather a rapidement trouvé un abri pour itinérants. Ensuite, il a été placé dans un logement grâce à un programme de relogement rapide, qui faisait partie des premières années de The Way Home [le chemin du retour, en français]. C’est le nom de la stratégie adoptée par la Ville en 2011 pour lutter contre l’itinérance. Son principe : le logement avant tout.

Le relogement rapide est un programme d’un an seulement, mais c’est un bon programme, tant qu’on fait de son mieux pour [respecter les règles] avant que l’année ne se termine. [...] Grâce à Dieu, après la fin de mon année, je suis resté dans le même appartement pendant quatre années de plus, explique Tyrone Minnieweather.

Sans donner de détails supplémentaires et le regard grave, il dit qu’il a dû quitter son logement. Je préférais me casser parce qu’il allait y avoir des problèmes. Pour moi, c’est mieux de m’en éloigner. Je préfère être itinérant que de devoir m'occuper de conneries inutiles.

C’est à ce moment qu’il a commencé à écrire des poèmes. Aujourd’hui, il a près de 1500 abonnés sur sa page TikTok, sous le nom de Tyrone the poet.

Maintenant, [...] je prie pour que mon petit père, Jésus Christ, me donne un logement permanent, raconte-t-il. Or, il n’a pas besoin de s’en remettre entièrement à la grâce de Dieu. En ce moment, il attend en ligne pour obtenir une évaluation pour un logement des travailleurs de l’organisme SEARCH.

Tour à tour, les employés de l'organisme de service social évaluent les besoins en matière de logement. En quelques mois au maximum, leurs clients, comme Tyrone Minnieweather, seront logés dans un appartement offrant des services adaptés à leurs besoins : traitements de santé mentale, de dépendances ou cours de gestion de finances. C’est cela, le modèle de Houston. 

Même si, aujourd’hui, Tyrone Minnieweather est temporairement sans-abri, c’est grâce à ce modèle qu’il a passé la majorité des 10 dernières années dans un logement. Et c’est grâce à ce modèle qu’il ne sera que très brièvement dans la rue.

Un viaduc
Houston compte d’innombrables bretelles et viaducs. Photo : Radio-Canada / Gavin BOutroy

« Voir grand ou abandonner »
« Voir grand ou abandonner »

En 2011, Houston était l’une des villes américaines comptant le plus de personnes sans-abri, avec une population itinérante estimée à près de 10 000 personnes. Cela lui valait le cinquième rang au pays en la matière. Le ministère du Logement et du Développement urbain des États-Unis, connu sous son acronyme anglais de HUD, l’a classée comme communauté prioritaire dans la lutte contre l’itinérance.

Une dizaine d’années plus tard, des délégations viennent des quatre coins du monde pour comprendre comment la Ville a réduit son taux d’itinérance de 14,6 pour 10 000 habitants à 5 pour 10 000 habitants. 

L’assistant spécial du maire en matière d’itinérance, Marc Eichenbaum, est l’un des architectes de cette stratégie. L’avocat de formation aux gestes et à la parole précis a assuré la continuité de l’approche de la Ville sous trois administrations municipales différentes.

À Houston, nous croyons qu’il faut voir grand ou abandonner. Et à Houston, nous voyons grand pour donner un toit aux personnes les plus vulnérables. Nous sommes la ville qui a envoyé un homme sur la Lune. Nous avons construit un port à [80 kilomètres] à l’intérieur des côtes. Nous avons bâti le premier stade comportant un dôme. [...] C’est la philosophie du Texas de voir grand. 

Nous dépensions des dizaines de millions de dollars pour ce problème, mais sans que les chiffres baissent. La mairesse [Annise Parker, en poste de 2010 à 2016, NDLR] a dit : "Examinons en profondeur pourquoi nous dépensons tout cet argent sans qu’il y ait de résultat", explique-t-il.

Marc Eichenbaum
Marc Eichenbaum est l’assistant spécial du maire en matière d’itinérance. Il affirme que le « Logement d’abord », avec ses services, est la référence en ce qui a trait à la lutte contre l’itinérance. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Pour ce changement d’approche fondamental, la Ville a créé un système qu’elle appelle The Way Home. Il s’agit d’un réseau de plus de 100 organisations qui sont toutes sur la même longueur d’onde.

Quand nous avons commencé, nous avons découvert qu’il y avait beaucoup de dédoublements et beaucoup de trous, résume Marc Eichenbaum. En échange de financement, il a fallu demander à certaines organisations de commencer à offrir certains services, et à d’autres, d’arrêter d’en donner.

Aujourd’hui, quand une personne est logée à Houston, 12 agences différentes pourraient avoir interagi avec elle, poursuit Marc Eichenbaum. 

L’hôtel de ville, au centre-ville de Houston.
L’hôtel de ville, au centre-ville de Houston. En collaboration avec le comté de Harris, la Ville a créé un système qu’elle appelle « The Way Home ». Il s’agit d’un réseau de plus de 100 organisations qui ont la même approche face à l’itinérance. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Il a aussi fallu créer une nouvelle agence à la tête de toute cette structure. Celle-ci s’appelle Coalition pour les sans-abri [Coalition for the Homeless, ou CFTH, en anglais]. Sa présidente-directrice générale, Kelly Young, compare son rôle à celui de la tour de contrôle d’un aéroport. Nous sommes ceux qui s'assurent que tout le monde est sur la même longueur d’onde, que tous les services sont coordonnés, indique-t-elle.

Le fait de mettre une nouvelle organisation à la tête de la stratégie The Way Home permet d’éviter que l’argent ne se retrouve seulement dans les mains d’une ancienne organisation, de la Ville de Houston ou encore du comté de Harris, où elle se trouve. Ainsi, cette approche évite les conflits autour des compétences ou du manque de reconnaissance.

C’est important de se rendre compte qu’une grande partie de notre modèle, c’est de reconnaître que nos partenaires qui ont leurs propres vocations et raisons d’être sont très utiles pour notre système. Les clients ont des besoins différents et des manières différentes d’établir des liens, poursuit Kelly Young. 

Ce qui est unique dans ce modèle, c’est que, même si tout est un grand système coordonné, chaque individu est évalué pour ses besoins propres.

Kelly Young tient à souligner que le Logement d’abord, cela ne concerne pas uniquement le logement. La plupart des clients ont un gestionnaire de dossier qui s’occupe de la coordination des services, poursuit-elle. C’est là que le travail est fait pour s’assurer qu’une personne a un logement stable.

Kelly Young.
La présidente-directrice générale de la coalition pour les sans-abri [Coalition for the Homeless, ou CFTH, en anglais], Kelly Young. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

À aucun moment, on va dire au client : "Si tu n’arrêtes pas de boire, tu vas perdre ce logement." Ce qu’on lui explique, c’est : "Certains de tes comportements lorsque tu consommes de la drogue ou de l’alcool causent des problèmes avec d’autres locataires ou le propriétaire. Alors, regardons ça ensemble parce que nous voulons nous assurer que tu restes dans un logement."

Il a fallu convaincre des propriétaires d’accepter de loger d’anciens itinérants. Souvent, des agences devaient leur offrir des incitatifs financiers, tout en les rassurant par rapport aux services de soutien qu’allaient recevoir leurs nouveaux locataires.

Lors du lancement de cette stratégie, Houston avait la chance d’avoir un nombre de logements disponibles relativement élevé, soit un taux de 11,6 %, comparativement à la moyenne nationale de 7,4 %, selon les données de l’American Community Survey, de l’U.S. Census Bureau. De plus, des complexes d’habitation entièrement destinés à l’hébergement des itinérants ont aussi été construits par le secteur privé.

Aujourd’hui, la Ville souffre des mêmes pressions sur le marché immobilier que le reste de l’Amérique du Nord, mais cela ne doit pas être un obstacle au programme du Logement d’abord, comme le précise Marc Eichenbaum.

Nous croyons que, bien que le logement abordable soit en quantité limitée dans des villes partout dans le monde, nous pouvons quand même offrir un logement à des personnes, ajoute-t-il.

Frederick Harris devant un parc.
Frederick Harris dans un parc de Conroe, au nord de Houston, où il aime se promener. Il conserve de terribles séquelles psychologiques d’une mission en Afghanistan alors qu’il était dans l’armée.  Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Un succès d’une simplicité surprenante
Un succès d’une simplicité surprenante

La petite commune de Conroe se trouve juste au nord de Houston, dans le comté de Montgomery, dont le gouvernement est un partenaire de la stratégie The Way Home.

Après 45 minutes de viaducs et de bretelles d’autoroutes partant dans tous les sens, affichant des panneaux publicitaires pour des avocats en cas de blessures corporelles, des néons des honky tonks, et d’immenses drapeaux américains devant les concessionnaires automobiles, Conroe se distingue par ses parcs. L’un est dédié aux anciens combattants, et l’autre s’appelle Candy Cane Park, un nom dont aucun des promeneurs croisés ne connaît l’origine.

Ici, tu as trois possibilités : tu vas travailler pour le commerce de ta famille, tu deviens militaire ou gardien au pénitencier [...] Ah, et puis, il y a l’université, explique Frederick Harris, qui a grandi à Conroe.

Trois de ces options ne s’offraient pas à moi parce que ma mère m’élevait seule [...] Je n’allais pas aller au centre correctionnel parce que c’est là qu’elle travaillait. J’ai toujours su que j’allais devenir militaire, poursuit-il d'une voix douce.

Frederick Harris.
Frederick Harris passe ses journées avec son fils de 2 ans. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

En 2012, Frederick Harris  a été déployé en Afghanistan, travaillant pour l’armée dans le domaine des ressources humaines. C’était la meilleure et la pire partie de ma vie, explique-t-il. Il a quitté l’armée à son retour au pays.

Faisons une rapide marche avant. Je suis marié. Je divorce. Je rentre chez ma mère. Je perds ma voiture. C’est un effet boule de neige, où je bois tous les jours pour m’aider à aller mieux. Je dors tout le temps, raconte-t-il.

Frederick Harris reçoit finalement un diagnostic de symptôme de stress post-traumatique. Je ne savais pas que je l’avais parce que j’étais très occupé à prendre soin d’autres personnes , explique-t-il. En Afghanistan, tu n’as pas le temps d’être en deuil.

Je prenais le lunch avec des gens et, à midi et demi, ils étaient morts. On devenait insensibles à nos propres émotions, raconte-t-il.

Environ cinq ans après son déploiement, il a pris contact avec l’organisation Volunteers of America (VOA), à Conroe, partenaire de The Way Home. En 2018, il a été logé dans un appartement juste avant Noël. C’est ce qui lui a permis de sortir de la spirale infernale du stress post-traumatique.

Dans ce programme, j’ai pu réfléchir et me dire : "Bon, j’ai un endroit où habiter. Je n’ai pas à m’en faire pour ça. Alors, tant que je vais à mes rendez-vous, je me reconstruis pour être où je veux être dans la vie, explique-t-il. 

Aujourd’hui, Frederick Harris a un fils de 2 ans et il s’apprête à quitter son appartement. Il est en train de s’acheter une maison et souhaite laisser son ancien logement à une autre personne dans le besoin.

Yolanda Jackson.
La directrice de programmes de Volunteers of America à Conroe, Yolanda Jackson, explique que les services offerts aux personnes qui viennent d’avoir un logement sont essentiels à leur réussite dans le programme. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

La directrice de programmes de Volunteers of America à Conroe, Yolanda Jackson, assiste régulièrement à ce genre de succès depuis la mise en œuvre de l’approche du Logement d’abord. La clef du programme, c’est les ressources qui encadrent les locataires, affirme-t-elle. 

Nous pouvons les aider pour les prestations sociales. Nous pouvons les aider à obtenir des traitements de santé mentale s’ils en ont besoin. Nous avons un service de traitement des dépendances. Nous les aidons à obtenir des coupons alimentaires s’ils en ont besoin, des aides médicales. Si c’est des vétérans, nous avons beaucoup de ressources, précise-t-elle. 

Chaque mercredi, nous avons un cours de compétences essentielles. Parfois, c’est la nutrition, parfois, c’est le coaching financier ou l’écriture d’un CV. Si nos clients veulent des cours, nous avons un programme pour ça, poursuit-elle. 

Ces services sont essentiels parce que cela leur permet de continuer à construire leur confiance en soi et de se sentir bien, résume Yolanda Jackson. Elle donne l’exemple de Samuel Glover, un autre client de VOA. Il a maintenant sa propre entreprise, conduit une jolie petite [Cadillac] Escalade qui affiche sur une porte un autocollant disant Jack of all trades ["homme à tout faire"].

Il s’agit d’un ancien itinérant qui dormait dans la rue, dit Yolanda Jackson sur un ton enthousiaste. 

Samuel Glover a plus de dents en or que de dents blanches. Elles brillent au soleil sous son chapeau de cowboy noir. Des bottes de cowboy en peau d’autruche et deux grosses bagues complètent le personnage. 

Je priais et je priais pour un logement parce que je dormais sous les ponts et que je mangeais ce que je trouvais dans les poubelles, raconte-t-il. Dieu m’a entendu pleurer. 

M. Glover est devenu sans-abri quand une dame avec laquelle il habitait à Houston depuis neuf ans lui a dit de partir. Il a passé un an et demi dans la rue. Il dit que, maintenant, il va beaucoup mieux. Il est avare de paroles, mais sourit sans cesse de toutes ses dents. 

Conjuguer économie et compassion
Conjuguer économie et compassion

L’argument économique en faveur de l’approche du Logement d’abord, que ce soit pour le contribuable ou pour les gouvernements, est irréfutable, comme l’explique Kelly Young. Pour loger un ancien sans-abri, cela coûte environ 19 000 $ par an, comparativement à 30 000 $ à 40 000 $ par personne avant The Way Home.

Le financement de The Way Home provient à 99 % du ministère du Logement et du Développement urbain du gouvernement fédéral. Houston reçoit une somme comparable à d’autres villes de la même taille, mais elle a simplement trouvé une manière plus efficace de l’utiliser.

Toute localité bénéficiant des fonds fédéraux pour lutter contre l’itinérance doit effectuer le décompte des personnes sans-abri tous les deux ans, durant une période de 24 heures en janvier.

À Houston, ce décompte se déroule sur trois jours en raison de la taille de la ville. L’épidémiologue Catherine Troisi, professeure à l’École de santé publique de Houston à l’Université du Texas, effectue l’analyse des données de ces décomptes depuis 2011. 

C’est un problème de santé publique parce que la santé publique vise à maintenir ou à créer les conditions dans lesquelles les gens peuvent choisir d’être en bonne santé. Si on n’a pas de logement, on n’est pas dans une situation saine : manque de sommeil, éclosions d’hépatite A, autres maladies, insécurité alimentaire...

En épidémiologie, on dit que, si l’on ne peut pas mesurer quelque chose, on ne sait pas ce qui se passe. Or, nous avons vraiment pu documenter la réduction [de l’itinérance], poursuit Catherine Troisi. 

Catherine Troisi.
L’épidémiologue et professeure à l’École de santé publique de Houston, à l’Université du Texas, Catherine Troisi. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Le plus récent décompte, soit celui de 2023, fait état de 3270 personnes sans-abri dans la région de Houston, dont 1242 qui dormaient dans des lieux non adaptés à l’habitation humaine. Il s’agit d’une réduction de 61 % par rapport à 2011. 

Il faut souligner que ce chiffre ne fournit pas le nombre exact d’itinérants à Houston, mais plutôt une donnée permettant de comparer d’année en année les tendances concernant ce phénomène. 

Le décompte fait apparaître que près de la moitié des itinérants sont Afro-Américains, alors que ces derniers représentent seulement 20 % de la population de la région, selon les analyses de Catherine Troisi.

Environ 50 % des personnes que nous interrogeons ont un trouble lié à la consommation de drogues ou d’alcool ou un problème de santé mentale. Et, pour beaucoup, cela relève vraiment de la malchance. Le logement abordable est un problème partout. [...] La plupart des personnes sont à un chèque de paie de devenir sans-abri, ajoute-t-elle. 

En plus du décompte annuel, The Way Home assure la collecte de données continue au sujet de ses clients. Catherine Troisi croit que la collecte rigoureuse de données a joué un rôle important dans le succès de Houston, car ces dernières permettent d’adapter les services aux besoins changeants des itinérants.

Elle donne l’exemple d’un campement de personnes sans-abri qui commence à se former. Des gens vont les interroger et ils demandent immédiatement s’ils se trouvent dans le Système de gestion d’inventaire de logements [HMIS].

Certains croient que des définitions mouvantes de l’itinérance ont embelli les données de Houston. D’autres soutiennent que la définition utilisée par le gouvernement fédéral pour ses décomptes annuels exclut de nombreuses personnes. Catherine Troisi se soucie peu de ce genre d’arguments.

Elle estime que, si le nombre d’itinérants était simplement resté le même depuis 2011, ce serait déjà une réussite. Pendant les 13 dernières années, Houston a connu une croissance démographique importante, et presque toutes les autres grandes villes américaines ont constaté une augmentation du sans-abrisme.

À l’Hôtel de Ville, Marc Eichenbaum est le premier à accepter le fait qu’il reste du travail à faire. Avec l’élection du nouveau maire, John Whitmire, en novembre 2023, l’administration doit décider si elle va continuer dans la même voie. 

Nous avons encore un trop grand problème d’itinérance et nous devons en faire plus. Pas demain, maintenant, dit Marc Eichenbaum, sur un ton diplomate.

Kelly Young souhaite convaincre divers gouvernements de reconnaître que le système de réponse à l’itinérance devrait devenir un service essentiel, au même titre qu’un service d’ambulance ou un service d’incendie.

Des fonds fédéraux supplémentaires venant de la réponse à la pandémie de COVID-19 vont bientôt être écoulés par la Coalition pour les sans-abri. Nous avons vraiment besoin que ce soit un modèle de services essentiels, où il y a un financement régulier, pour nous assurer qu’une personne sans-abri [trouve un logement] en 30 jours, 45 jours, pas en trois ans, dit Kelly Young.

Avec son approche, Houston a d’ailleurs intégré les services essentiels dans la liste des partenaires essentiels. Aujourd’hui, le service de police municipal compte une unité spécialisée en relation avec les itinérants. Cette unité compte une dizaine de policiers et quatre travailleurs sociaux. 

Le sergent qui en est responsable, Derrick Fontenot, dit que ses policiers s’aventurent dans la rue vêtus de pantalons kaki et de polos. Ils ne s’occupent de l’application de la loi et de tâches policières, comme des arrestations, que dans des cas exceptionnels. Leur travail consiste plutôt à créer des liens et à offrir des services. 

Leurs interactions quotidiennes ont vraiment pour but de parler avec les personnes sans-abri pour essayer de savoir ce qui les a poussées dans la rue, de construire un rapport avec elles, et de trouver des ressources dans la communauté pour les aider. Parfois, c’est un logement temporaire, parfois c’est un logement permanent, explique Derrick Fontenot. 

En vertu de leur rôle de policiers, les membres de l’unité peuvent se rendre dans des secteurs plus dangereux. Ils ont aussi accès à des bases de données policières avec des informations comme des empreintes digitales, des photos d’arrestation et des descriptions. 

Cela permet de confirmer l’identité de personnes sans-abri et, donc, d’être des témoins pour permettre à ces dernières d’obtenir une pièce d’identité. Celle-ci est nécessaire pour décrocher un logement.

Deux policiers pointent du doigt un viaduc.
Le sergent Derrick Fontenot pointe du doigt un viaduc sous lequel il y avait jadis un énorme campement d’itinérants. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Par ailleurs, si une personne sans-abri trouve un logement, cela libère des ressources policières, comme l’explique Derrick Fontenot.

Ainsi, si la police reçoit une plainte concernant une personne sans-abri, par exemple en cas  d’accumulation de détritus, de perturbation de la circulation [...] le fait de pouvoir loger cette personne l’aide, mais cela aide aussi la personne qui a effectué la plainte initiale.

Nick Vogelsang, un agent de police supérieur de l’unité, tient à souligner que ce rôle lui permet d’avoir un impact réellement positif pour la Ville et pour les itinérants. 

Il faut prendre son temps et établir une relation, parfois même des liens d’amitié. J’ai connu certaines de ces personnes pendant cinq ou six ans. Je les ai aidées à se loger, et elles m’envoient encore des cartes de Noël disant : "Salut, je voulais juste que tu saches que je suis encore dans mon appartement."

« Il y aura toujours des itinérants »
« Il y aura toujours des itinérants »

La Coalition pour les sans-abri a donc créé une équipe. Jessalyn DiManno, qui en est la directrice, dit que, en ville, il y a beaucoup de services. Cependant, il y a beaucoup de personnes qui hésitent à venir en ville pour obtenir des services parce qu'il y a beaucoup de monde. Pour moi, il s'agit plutôt d'une question de survie, de désir d'indépendance et de rester à l'extérieur.

Dans la voiture, en allant vers la communauté de Katy, sa collègue, Molly Permenter, fait jouer Rage Against the Machine. C’est son anniversaire, alors elle a le droit de choisir la musique.

La voiture s’arrête dans le stationnement d’une station d’essence à côté d’un Tim Hortons. Nous avons de tout à Houston, assure Jessalyn DiManno.  

Aujourd’hui, l’équipe de sensibilisation est plus nombreuse que d’habitude, parce qu’elle va intervenir dans un grand campement qui pourrait héberger des dizaines de personnes. Une croix artisanale faite de cordes et de branches marque l’entrée du sentier qui permet d’accéder au campement. D’étranges pantoufles en forme de licorne et une carte de tarot composent l’autel de fortune. 

Les travailleurs sociaux s’engouffrent dans l’arche d’un énorme buisson, et le paysage de stations-service est remplacé par une forêt de petits arbres noueux. La végétation épaisse ne laisse entrer que de rares faisceaux de lumière qui illuminent des volutes de fumée. 

La forêt est parsemée de tentes, et des fils électriques serpentent sur la terre des sentiers. Des fils colorés et d’étranges décorations mènent au 3, voie du maintien de la paix, chez Robbie Brown. 

Molly Permenter installe immédiatement une relation de confiance avec Robbie Brown, qui lui offre une plume de dindon. L’une de ses chattes va avoir des petits et elle craint de devoir noyer les chatons si elle n’a pas d’aide à ce moment-là. Molly Permenter refuse catégoriquement cette idée et coordonne un rendez-vous avec une équipe de la société protectrice des animaux.

Elle donne aussi de la naloxone, l’antidote aux surdoses d’opiacés, à Robbie Brown ainsi qu’un paquet de cigarettes Lucky Strike. Sous la table, un autre chat se nourrit de croquettes et boit dans un grand bol à salade.

Robbie Brown habite avec son mari. Allongé dans la tente, ce dernier souffre d’un problème de dos. Ils sont itinérants depuis sept ans, lorsque son mari a subi l’amputation d’une jambe à la suite d’un accident de travail. 

Parfois, c’est dur, mais c’est une question d’attitude. Certains prennent cela comme une punition de Dieu. Je ne pense pas comme ça, je le vois comme une aventure, dit Robbie Bown avec fierté. Elle vient d’un village de 900 personnes dans les Appalaches, mais elle regrette que son père ne lui ait pas appris plus de choses utiles pour camper.

Aujourd’hui, elle fait son possible pour maintenir la propreté du campement et des environs. C’est la moindre chose qu’on puisse faire, soutient-elle.

Robbie Brown et son mari ont reçu un logement une fois dans le cadre de The Way Home, vers 2017. Un jour, il faisait 20 degrés Fahrenheit [-6 degrés Celsius] et nous avions un logement de deux chambres. Nous avons emmené tout le monde [nos amis itinérants] à la maison, raconte-t-elle.

Robbie Brown
Robbie Brown  Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

La propriétaire du logement n’a pas aimé cela, et le couple a finalement été expulsé de son logement. De toute façon, ajoute Robbie Brown, celui-ci était horrible, rempli de cafards, et se trouvait dans un quartier où la violence et la prostitution étaient communes. Elle préférait l’air libre.

Mais, aujourd’hui, les effets physiques dévastateurs de l’itinérance s’accumulent, et Robbie Brown souhaite être à nouveau inscrite sur la liste d’attente pour un logement. Je crois que je vais mourir d’un coup de chaleur si je ne trouve rien. Tout ce qu’on fait ici, c’est du travail physique.

Robbie Brown représente l’itinérance chronique la plus difficile à résoudre. Catherine Troisi constate que des personnes comme elle apparaissent dans les décomptes annuels d’itinérants et se fait beaucoup de soucis pour leur santé. 

Nous savons qu’il y aura toujours des personnes sans-abri. L’idée, c’est que ce soit bref et rare, et non que cela dure des années, affirme l’épidémiologue. 

Des gens dans une église
Le dimanche, à 7 heures, l’Église Lord of the Streets célèbre la messe dans l’église Trinity, de l’autre côté de la rue, en raison du grand nombre de fidèles. L’Église leur sert aussi un petit déjeuner.  Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Le seigneur des rues
Le seigneur des rues

Après son évaluation pour accéder au logement, Tyrone Minnieweather, est resté à l’Église Lord of the Streets, en attendant l’étude de la Bible. Entre-temps, une distribution de vêtements a lieu dans la chapelle. Le pasteur, Bradley Sullivan, en est bien fier.

L’ordinateur portable [servant à la distribution de vêtements] est sur l’autel, l’endroit le plus sacré de l’Église, dit-il. Ses yeux pétillent quand il explique que son église s’occupe uniquement des itinérants de Houston. Il porte un col de pasteur et une chaîne avec une croix, mais aussi des jeans et deux boucles à chaque oreille. La décoration de son bureau mélange objets de culte et personnages Lego de Star Wars

La chapelle représente moins de 10 % de la superficie du bâtiment, soit l’équivalent d’une chambre à coucher dans une maison. Le reste est composé d’une cuisine, d’une salle de courrier, de bureaux, d’un entrepôt de vêtements, d’une clinique d’optométrie et même d’un centre médical du comté. 

Le pasteur de l’Église Lord of the Streets, Bradley Sullivan.
Le pasteur de l’Église Lord of the Streets, Bradley Sullivan. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Nous servons d’adresse postale à environ 2300 personnes et nous servons environ 400 repas par jour, du lundi au vendredi, indique Bradley Sullivan. L’Église Lord of the Streets n’est pas un partenaire formel de la Coalition pour les sans-abri et, étant un établissement religieux, n’est pas admissible au financement de The Way Home. Cependant, elle permet aux équipes de SEARCH d’effectuer des évaluations et elle participe au maintien de la base de données sur les itinérants.

Ce que fait Houston est très bien, mais il faut en faire beaucoup plus , affirme Bradley Sullivan. Nous soutenons les personnes qui attendent un logement, ce qui peut prendre un an. [...] Nous leur offrons aussi une communauté.

Nous pouvons leur offrir une certaine dignité, poursuit-il . Souvent, la religion était importante dans leur vie avant l’itinérance. C’est difficile d’aller à l’église quand on habite dans la rue.

Pendant l’étude de la Bible aujourd’hui, il va parler de la multiplication des pains, lorsque Jésus a nourri 5000 personnes avec cinq pains et deux poissons. Une bénévole arrive avec deux douzaines de beignes et du café.

Les cinq itinérants qui participent à l’activité prennent tous la parole. Un jeune homme portant un pull sur lequel il est écrit God is dope (Dieu est génial) tient un sac de sport dans lequel il y a un pitbull. Le chien gémit par moments, et le jeune homme renverse son café. Une femme ne cesse de fouiller dans son sac rempli de feuilles de papier froissées. Malgré le vacarme, la discussion continue.

Après que chacun a fait une prière finale, Tyrone Minnieweather demande au pasteur s’il peut lire un poème. Tout le monde approuve, et les vers résonnent dans la chapelle. Le chaos de l’étude de la Bible est remplacé par un silence monacal.

Un premier poème dénonce l’hypocrisie d’une société soi-disant chrétienne. Ils veulent recevoir, même s’ils ne veulent pas croire. Nous allons nous assurer qu’ils ne vont pas nous décevoir,yes sir.

C’est toi qui as écrit ça?, demande la bénévole sur un ton admiratif. Encouragé, Tyrone Minnieweather se lance dans un deuxième poème qui prêche la tolérance et qui dénonce la haine. Nous sommes en 2024, et le niveau de haine est élevé, personne ne peut le nier.

Après avoir avalé les derniers beignes, Tyrone repart dans les rues de Houston. Le poète a un seul souhait : il espère qu’on lui trouvera bientôt un logement.

Tyrone Minnieweather pendant l’étude de la Bible à l’Église Lord of the Streets.  Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

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