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Redonner une dignité aux laissés-pour-compte

Redonner une dignité aux laissés-pour-compte

À travers les poussières de la pandémie qui retombent, on s’apprête à dénombrer les personnes en situation d’itinérance visible au Québec. Pour retracer les dégâts, cibler les ravages. Mais pour la Dre Marie-Hélène Marchand, même si les besoins se multiplient, les solutions sont déjà connues. L’heure est à l’action : il faut dès maintenant prioriser les soins de proximité. Il faut miser sur une médecine à domicile, même sans domicile.

Texte : Angie Landry Photographies : Denis Wong

Publié le 10 octobre 2022

C’est l’odeur de nicotine qui nous mène au premier patient de la Dre Marchand. Cigarette au bec, assis dans la petite cour intérieure d’une maison de chambres où vivent des personnes qui tentent de sortir de la rue, l’homme porte sur lui les vestiges vestimentaires de son passé dont il nous parle fièrement. Il nous fait ensuite passer à son minuscule dortoir.

La médecin porte le stéthoscope à la poitrine de son patient, toute menue, cachée sous un épais manteau de cuir.

Ça vient d’où, ce tatou-là?, lâche-t-elle, en l’examinant.
De Bordeaux. Quand je suis sorti de là, j’ai fait le fou. J’ai joué dans les machines, répond-il, le plus simplement du monde, en relatant des bribes de son passage au centre de détention montréalais.

Leurs regards sont au vis-à-vis. Accroupie, la Dre Marchand se met à la hauteur de celui qu’elle traite.

J’ai lu le rapport, lui dit-elle. Ils proposent de faire de la radiothérapie. Pour éviter que ça bloque. Parce que là, la tumeur, elle n’a plus tellement de place… Dans le fond, on va essayer de ralentir la maladie.

Elle reste franche et le regarde droit dans les yeux : si le cancer prend le dessus, il faudra passer aux soins de fin de vie. Et puis, elle lance l’idée : peut-être que diminuer la cigarette serait bénéfique.

Un homme, assis, fume une cigarette.
Un des patients de la Dre Marchand l'attendait dans la petite cour intérieure d'une maison de chambres.  Photo : Radio-Canada / Denis Wong

J’arrêterai jamais de fumer. Je vais mourir en fumant, répond sereinement le patient.

Mourir « de toute façon » 
Mourir « de toute façon » 

Puisque la journée est encore jeune, la Dre Marchand ne traîne pas. C’est au tour du compagnon de chambre d'être examiné, avant qu’elle ne parte effectuer d’autres suivis.

Vous êtes un tough, vous, hein?, lance-t-elle à l’homme qui dépose sa canne.
J’ai 82 ans, soutient-il, pour appuyer les dires de la médecin.
Il n’y a pas beaucoup de monde qui ont votre âge, dans le milieu, dit la Dre Marchand.

L’homme défie en effet les pronostics. Les statistiques, encore peu nombreuses, montrent qu’un homme en situation d’itinérance vivra en moyenne 39 ans. D’autres études mentionnent une espérance de vie de 45 ans.

Glissant son saturomètre dans son sac, la médecin salue les compagnons de dortoir. C’est l’heure de filer vers les autres personnes de la clientèle particulière qui bénéficient de ses services – d’autres hommes, des plus jeunes, d’autres plus affaiblis, puis, parfois, des femmes aussi.

Sa mission ultime : redonner peu à peu confiance et dignité aux oubliés du système de santé, qui quittent trop souvent l’hôpital avec le même sentiment qu’ils avaient au moment d’y entrer : la douleur du rejet au ventre.

Perçues comme les impossibles à sauver – leur bagage de consommation ou de problèmes de santé mentale pesant trop lourd, selon certains –, les personnes en situation d’itinérance sont fréquemment évincées des corridors cliniques. Retour à la rue. Retour au clan des exclus.

Et dans la rue, le monde est un peu à risque de mourir en tout temps, lâche-t-elle, au volant de sa voiture.

Sentiment d’impuissance?

Plutôt une lucidité, croit celle qui se spécialise dans les soins palliatifs. C’est une maladie chronique, la toxicomanie, rappelle la Dre Marchand. Les gens que je vais suivre, pour la plupart, décèdent. Il faut que ma motivation soit ailleurs.

Pour elle, l’ultime objectif de sa pratique, c’est d’offrir l’empathie nécessaire aux individus qui en ont généralement trop peu reçu au courant de leur courte vie.

Selon ce qu’elle observe au quotidien, les personnes qui vivent en situation d’itinérance ou d’extrême vulnérabilité vieillissent d’ailleurs avec cette idée que les soins de santé, les plus rudimentaires comme les plus spécialisés, ne leur appartiennent pas.

« Parfois, ils ont des besoins en compétition. Ça peut être juste de manger, de se loger, qui compte avant tout. Les priorités sont différentes. »

— Une citation de   Dre Marie-Hélène Marchand

Le contexte dans lequel elles affrontent constamment la mort, aperçue tantôt dans les refuges, tantôt dans les ruelles, transforme leur impression d’avoir droit à des soins. Une sorte de désensibilisation à la fin de vie. Ce que ça amène [ce sont des pensées] comme : ‘‘C'est ce qui va m'arriver. Je vais mourir de manière traumatique’’.

Mourir de toute façon.

Un homme âgé est allongé sur le côté pendant qu'il est examiné par une médecin.
Selon la Dre Marie-Hélène Marchand, ses patients ont souvent l'impression que les soins de santé ne leur appartiennent pas. Photo : Radio-Canada / Denis Wong

La pression actuelle sur le système de santé, accentuée par la pandémie, a d’ailleurs pour effet de décrocher notre regard collectif des plus démunis, selon la médecin.

On parle beaucoup moins des grands malades, à domicile ou pas, qui ne se rendront jamais dans les cliniques ou hôpitaux parce qu’ils ne sont juste pas capables de s’y rendre.

Et puis quand ils y arrivent, ils atterrissent la plupart du temps dans les salles d’urgence, en crise, à bout de ressources, ou lourdement hypothéqués physiquement ou psychologiquement. C’est de la haute voltige, parfois, travailler avec ces gens-là. Des fois, ils ont tellement été stigmatisés, discriminés, qu’ils ne veulent plus retourner [dans le système].

Les comportements ou agissements des personnes qui sont sous l’emprise de la toxicomanie, de l’alcoolisme ou de problèmes de santé mentale – une réalité encore incomprise par certains soignants, croit la Dre Marchand – peuvent engendrer des frictions ou des situations problématiques.

« C’est très culpabilisant, le système, en général. On leur reproche de consommer, on leur reproche de ne pas suivre exactement les recommandations. Ce sont des cas super-complexes, on s’entend… Mais je pense qu’il y a une approche pour être un petit peu plus accueillant. »

— Une citation de   Dre Marie-Hélène Marchand
Accroupie, la Dre Marchand se met à la hauteur de son patient pour discuter avec lui.
Accroupie, la Dre Marchand se met à la hauteur de son patient pour discuter avec lui. Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Cette dernière y voit une incompatibilité du vécu de la patientèle itinérante avec le fonctionnement procédural et bureaucratique des établissements de santé. Parmi les résultats les plus probables : refus de traitement ou congés d'hôpital anticipés.

Qui plus est, les hôpitaux seraient parmi les endroits les plus propices aux surdoses, selon la Dre Marchand. Ils n’ont plus leur environnement, n’ont plus leurs réflexes de sécurité et comme la consommation y est bannie, ils vont le faire en cachette en étant incertains des doses. Si on s'adaptait à cette réalité, on sauverait des vies.

Au bout du compte, c’est une cassure de la confiance qui s’opère. Des deux côtés. Un phénomène de portes tournantes, d’ailleurs documenté dans le plus récent Plan d’action interministériel en itinérance (Nouvelle fenêtre), qui influence largement la façon dont les personnes marginalisées envisagent leurs séjours cliniques.

Dans mon monde idéal, ce serait de leur éviter des séjours inutiles à l'urgence et des fins de vie au mauvais endroit, dit la Dre Marchand.

En ce sens, la médecin a cette forte impression que l'énergie et l'attention politique sont surtout portées sur les hôpitaux, sur les cliniques et sur le sans rendez-vous.

Je n’ai absolument rien contre ça. Par contre, il n’en reste plus gros pour les soins à domicile, les soins de proximité, les gens qui sont en situation de marginalité, de toxicomanie, d’itinérance… Les répercussions, on les connaît : les gens vont aller plus à l'urgence, parce qu'ils n'ont pas accès aux cliniques.

La médecin est assise dans une chaise devant son ordinateur et porte un masque.
La Dre Marie-Hélène Marchand fait des suivis médicaux à la clinique itinérante du CLSC Hochelaga-Maisonneuve. Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Aller où le système ne va pas
Aller où le système ne va pas

Si elle fait l’apologie des soins de proximité, la Dre Marie-Hélène Marchand pose un avertissement : ne va pas vers les populations itinérantes qui veut, dit-elle.

La création d’un lien de confiance nécessite du temps.

C’est sans compter que la pandémie et la crise du logement ont généré de nouveaux obstacles dans la création des ponts entre ces personnes et les professionnels de la santé. Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), il s'agit d’une augmentation de l’instabilité résidentielle, de la détresse psychologique, des besoins alimentaires et de la consommation de substances psychoactives.

[Dans le système], en ce moment, on ne peut même pas vraiment se pratiquer à bien les accueillir et à bien les traiter. Ils ne se rendent juste pas, raconte la Dre Marchand.

« Il faut se rendre à eux. C’est la seule façon. Il faut essayer de changer cette narration par rapport aux soins. Si on ne va pas vers eux, ils ne viendront pas vers nous. »

— Une citation de   Dre Marie-Hélène Marchand
Deux collègues, à un poste de garde d'un CLSC, discutent ensemble des patients qui seront examinés aujourd'hui.
Au CLSC Hochelaga-Maisonneuve, une équipe travaille selon une méthode dite d'« outreach » pour offrir des suivis médicaux aux personnes en situation d'extrême vulnérabilité.  Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Et c’est ce que fait la Dre Marchand, en allant là où le système ne peut se rendre. Elle ponctue ses semaines avec des heures à l’hôpital, en clinique, en soins à domicile et dans des refuges.

Une fois par semaine, elle travaille à la clinique itinérante du CLSC Hochelaga-Maisonneuve, où tous mettent l’épaule à la roue pour démocratiser l’accès aux soins de santé des personnes marginalisées. Il existe plusieurs équipes de cette nature ailleurs qu’à Montréal, dont certaines œuvrent à Gatineau, Trois-Rivières, Sherbrooke ou Québec.

Le principe : infirmières, travailleurs sociaux, psychoéducateurs, intervenants communautaires et médecins vont – littéralement – vers les personnes qui vivent dans la rue ou en situation d’itinérance cachée. Dans les refuges, les parcs, les stations de métro, etc., où l’on tâte le pouls et crée un lien avant d’offrir des soins.

« L'idéal, c'est de se rapprocher le plus possible du mode de vie de cette personne, justement pour respecter ses valeurs, sa façon de vivre. »

— Une citation de   Dre Marie-Hélène Marchand

De fil en aiguille, un réseau se tisse autour de personnes normalement isolées. Une confiance, aussi.

Moi, j’ai jamais vu ça de ma vie, puis j’ai 46 ans, lance en ce sens un patient qui a accepté notre présence à son suivi médical. Il louange l’apport de la médecin dans sa vie.

C’est même possible que ce soit le dernier rendez-vous avant un bon moment, nous explique-t-il, le torse bombé. L’homme souligne avec fierté qu’il vient de terminer une thérapie et qu’il s’est trouvé un nouvel emploi.

D’ailleurs, tu ne veux pas être mon médecin de famille?, lâche-t-il à la docteure, en s’esclaffant, avant de quitter la pièce, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Une fois la porte fermée, le regard alors empreint de bienveillance, la Dre Marchand se tourne vers nous. Il faut les prendre, ces moments-là, nous dit-elle.

Parce que des rendez-vous qui se terminent ainsi ne viennent pas à la pelle. C’est dans un enthousiasme prudent qu’elle soutient qu’il s’agit ici d’un gage que l’approche de proximité porte ses fruits, même si les risques de rechute continuent d’exister.

Ce que je peux faire, c’est d’exposer le chemin à prendre. À partir d’ici, c'est la personne qui va décider ou non de le prendre. Moi, je leur réitère que je vais continuer à être là et que le lien va se poursuivre même si elle ne fait pas ce que je [lui propose].

Une dignité même sans domicile fixe
Une dignité même sans domicile fixe

Il y a quelque chose d’humanisant dans le fait d’offrir des services de proximité aux personnes qui vivent en situation d’itinérance visible ou cachée, selon la Dre Marie-Hélène Marchand. Tant pour les professionnels de la santé que pour les personnes qui en bénéficient.

En fait, lorsqu’on pose une lunette collective sur le parcours de vie des populations marginalisées, c’est la société elle-même qui gagne au change, selon la médecin. D’autant plus quand il est question de soins de fin de vie.

La Dre Marie-Hélène Marchand, tout sourire.
La Dre Marie-Hélène Marchand au sortir du CLSC. Malgré une journée déjà bien remplie, il lui reste un arrêt : un refuge pour personnes sans-abri. Photo : Radio-Canada / Denis Wong

C’est en ce sens que la Dre Marchand croit qu’il faut également subventionner les organismes dont la mission est directement liée aux personnes en situation d’itinérance, pour qu’ils puissent offrir de meilleures conditions à ceux et celles qui vivent leurs derniers moments.

Les gens meurent seuls, non soulagés, dans des contextes inappropriés, à l'urgence ou dans la ruelle, ou à des endroits qui sont très loin des ressources en soins palliatifs, souligne la soignante.

Pourtant, des solutions existent : à Toronto, une maison a exclusivement été mise sur pied pour offrir ce type de soins. À Montréal, la Maison du Père réserve quelques lits pour les personnes en fin de vie, qui reçoivent une attention en ce sens. Mais les moyens restent limités.

« Quand tu te demandes : “Qu'est-ce qu'ils veulent, ces gens-là?”, ils répondent : “Ne pas être seuls”. Ils ont peur d'être oubliés, délaissés. »

— Une citation de   Dre Marie-Hélène Marchand
Un homme avec un tatouage au bras a les mains déposées sur ses jambes.
Un patient de la clinique itinérante du CLSC Hochelaga-Maisonneuve écoute attentivement les directives de la Dre Marchand. Photo : Radio-Canada

C’est d’ailleurs grâce au dévouement et au travail conjoint de différents professionnels de la santé que le doyen de la rue, visité plus tôt dans la journée, se dit fin prêt à quitter Montréal pour retourner d’où il vient.

« Je veux me rapprocher de ma famille. J’ai été loin toute ma vie. En vieillissant, pendant que j’ai encore un peu de santé, je veux me rapprocher, aller vivre avec mes frères. »

— Une citation de   Un homme ayant vécu en situation d’itinérance

Miser sur les soins de proximité aux personnes marginalisées, pour la Dre Marchand, relève simplement d’une question de justice sociale. Elle croit que tout le monde a droit à une vie digne, mais une fin de vie digne aussi.

Moi, je ne peux pas être sur tous les fronts. Mais celui de la fin de vie me touche particulièrement. Je trouve que ce sont de belles opportunités pour boucler des boucles. J'aime penser que la fin de vie, c’est ce qui nous permet de bien souligner la vie qui reste.

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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