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Oui, troller peut mener en prison

Les accusations pour des menaces en ligne contre des élus ou la récente peine d'emprisonnement infligée à un cyberharceleur démontrent que l’appareil judiciaire souhaite envoyer un message clair : ne trolle pas qui veut.

Un dessin représente un téléphone dont sort un personnage avec un porte-voix d'où sortent des symboles de pouces vers le bas.

« Troller » peut avoir l’air tout à fait inoffensif. Selon le sémiologue Jean-Michel Berthiaume, une « accélération » des comportements antisociaux en ligne a transformé le sens du trollage.

Photo : iStock / Nuthawut Somsuk

Il existe une frontière ténue entre troller et harceler en ligne. Les personnes qui la franchissent sont-elles vraiment conscientes des conséquences judiciaires auxquelles elles s'exposent?

En effet, troller peut avoir l’air tout à fait inoffensif. Dans la culture populaire du web, le mot troll renvoyait jadis au comportement d’internautes dont l’objectif était de déranger ou de provoquer les gens en ligne.

À mes étudiants, je dis : "Vous pourriez tous me parler d'une situation où vous avez eu un comportement de troll", fait valoir la chercheuse Nadia Seraiocco, du Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO).

Il y a des trolls qui se valorisent en ligne en corrigeant les autres, par exemple. On a aussi [les trolls] revendicatifs, ceux qui s’adressent aux politiciens, énumère-t-elle. Tant qu’ils ne tombent pas dans les menaces, ils ne sont pas très dangereux.

Même sans parler de prison, l'enfer que peut représenter un troll est immense, soutient Jean-Michel Berthiaume, docteur en sémiologie et chargé de cours à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Selon lui, il est fort possible qu’on sous-estime de nos jours l’incidence du troll sur Internet puisque le terme est désormais galvaudé.

Ce qui pose problème, croit-il, c’est que de plus en plus d’attitudes numériques ont été ajoutées au spectre du terme troll, qu'elles soient permises ou tolérées à cause de l’anonymat conféré par Internet.

Pour le sémiologue, c’est une accélération des comportements antisociaux en ligne qui a transformé non seulement le sens du trollage mais aussi ses cibles. Si le troll ne visait auparavant personne en particulier, il a désormais dans sa mire des communautés ou des personnes précises.

On a plein de termes pour préciser la nature des actes, mais on revient à "trollage" parce que c'est devenu le mot-valise. Ça brouille la gravité des actes commis, car on peut dire "troll" pour "personne gossante sur Internet" autant que pour un criminel jugé coupable de cyberintimidation à haute échelle.

Une citation de Jean-Michel Berthiaume, docteur en sémiologie et spécialiste de la culture populaire

Comportements associés au trollage

  • La cyberintimidation
  • Le cyberharcèlement
  • Les agressions
  • La diffamation
  • La discrimination
  • Le détournement cognitif (gaslighting)
  • La divulgation d’informations personnelles (doxxing)
  • La révélation non autorisée d’une orientation sexuelle ou d’une identité de genre (outing)
  • Le harcèlement de personnalités publiques (escrache)
  • L'extorsion ou la sextorsion
  • Etc.

Sources : Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine; Jean-Michel Berthiaume, sémiologue et chargé de cours à l’École des médias de l'UQAM.

Au Canada, de tels comportements sont carrément considérés comme des infractions en vertu du Code criminel.

« I will find you and I will kill you »

Décembre 2019. À la suite d’un message écrit sur Twitter (devenu X depuis) pour dénoncer la culture du viol, le documentariste et musicien Sébastien Rioux reçoit un message privé qui contient un GIF tiré du film L'enlèvement, où on y voit l’acteur Liam Neeson dire « I will find you and I will kill you » (Je vais te trouver et je vais te tuer).

Je suis quelqu’un qui est très volubile sur les réseaux, qui exprime haut et fort ses opinions, qu’elles soient de nature environnementale, féministe, antiraciste, etc. Je suis habitué de recevoir, en contrepartie, des messages qui [attaquent] mes propos, relate M. Rioux, qui habite un village voisin de Trois-Pistoles, dans le Bas-Saint-Laurent.

Plan rapproché d'un homme qui pose de face, à l'extérieur, un jour hâtif de printemps.

Le documentariste et musicien Sébastien Rioux a reçu un message dérangeant en décembre 2019.

Photo : Radio-Canada / Simon Rail-Laplante

Il conserve donc cette première salve d’intimidation envoyée par Peter Poncak — un Gatinois qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam — et formule à la police une plainte qui ne sera toutefois pas retenue : pas assez de preuves. Poncak, lui, a maintenant la preuve qu’on a tenté de le faire taire.

Il s'est empressé de me faire savoir qu’il savait que j'avais envoyé la police contre lui, puis qu'il allait me faire la vie dure.

Une citation de Sébastien Rioux, victime de cyberharcèlement

Sur une période de 18 mois, Peter Poncak a harcelé sa victime à coups de communications violentes, écrites ou de manière imagée. Sur une période de deux ans, le documentariste a reçu entre 400 et 500 messages, tant des insultes que des montages d’images avec les photos d’enfance de Sébastien Rioux, trafiquées par Poncak pour y juxtaposer une arme.

Autant on pouvait dire "Do not feed the trolls" [Ne nourrissez pas les trolls] à l'époque, force est de constater que cette technique ne fonctionne plus [aujourd’hui], constate l’expert Jean-Michel Berthiaume.

Le troll de Sébastien Rioux a finalement été arrêté le 4 août 2021. En mars 2023, il a plaidé coupable d'une accusation de harcèlement criminel.

Document de plaidoyer de culpabilité.

Le 22 mars 2023, Peter Poncak a reconnu sa culpabilité.

Photo : Radio-Canada / Patrick Bergeron

Près de cinq ans après avoir envoyé le GIF en cause, Peter Poncak a quitté le banc du palais de justice de Rivière-du-Loup pour être emmené derrière les barreaux. Sa peine : neuf mois de prison et trois ans de probation, une sentence considérée comme importante pour ce genre de cause. Si elle est publiée, cette décision de la juge Luce Kennedy pourrait faire jurisprudence puisqu'il s'agit d'une des rares causes entendues en matière de cyberharcèlement.

Les secousses de la cyberviolence

Les experts en santé publique s’entendent : quelle qu’en soit la nature, les impacts des cyberviolences sont immenses. Parmi l’éventail de conséquences : la dépression, l’idéation suicidaire, l’anxiété, un sentiment accru de vulnérabilité, l’aggravation des problèmes de santé, des changements de personnalité, la paranoïa, la toxicomanie, etc. La liste est longue.

Et même si son dossier est réglé aux yeux de la loi, Sébastien Rioux ressent un sentiment constant de culpabilité. Le documentariste avoue éprouver un sentiment d’imposteur par rapport à sa situation, qu’il considère comme privilégiée comparativement à celle des femmes, plus susceptibles d’être victimes de cyberviolences.

Un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU) publié en 2015 (Nouvelle fenêtre) indique en ce sens que les femmes sont 27 fois plus susceptibles d’être harcelées sur le web. Dans le monde, 73 % des internautes féminines ont subi une forme de violence en ligne.

Plusieurs femmes ont d’ailleurs hésité à nous parler de leur vécu en matière de cyberintimidation. C’est entre autres la peur de redevenir des cibles, de subir le ressac d’une autre vague de trollage, qui les a motivées à taire leur histoire.

Elles ont probablement eu raison : en entrevue, Sébastien Rioux a avoué que son passage à Tout le monde en parle a carrément ravivé l’intérêt de nouveaux trolls.

C’est pire qu’avant, a-t-il avoué.

Comprendre ses responsabilités

La cause qui a opposé Sébastien Rioux à Peter Poncak a certes fait du bruit en raison non seulement de la violence des contenus qui ont été déposés en preuve, mais aussi de la sévérité de la peine imposée par la juge Kennedy.

Il faut toutefois tenir compte du fait que l’accusé avait de sérieux antécédents judiciaires, ce qui a été considéré comme un des facteurs aggravants au moment de négocier la sentence, explique la procureure au dossier au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), Me Camille St-Pierre.

Cependant, dans les cas de harcèlement en ligne, la peur instillée chez la victime et les conséquences qui s’y rattachent sont loin d’être à sous-estimer, selon la procureure.

Peu importe l'intention derrière les propos, derrière ce qu’il a fait, [il n'en demeure] pas moins qu'il l'a fait, que c'est criminel et que c'est inacceptable. Peu importe le nom qu’on lui donne — trollage ou non —, c’est un comportement qui est criminel.

Une citation de Me Camille St-Pierre, procureure au DPCP

Malgré l’option judiciaire – où les processus peuvent être longs et ardus –, la lutte contre le cyberharcèlement et contre la cyberintimidation doit être prioritaire, disent des experts. Des pays comme la France sont largement en avance sur le Canada à ce chapitre.

Pour Jean-Michel Berthiaume, responsabiliser les gestionnaires de plateformes en ligne pour contrer le trollage — et l’ensemble des cyberviolences — sera une bataille ardue. Et elle revient aux gouvernements.

La majorité des gens qui s'adonnent au comportement [du trollage] n'ont pas de moment de "brisure" qui leur permet de [comprendre] que ce qu'ils font est [mauvais et nuisible], soutient le sémiologue.

Cette illusion de puissance est un leurre, un piège en fait, parce que dans ce sentiment de puissance se brouillent les limites que l'on franchit. Dans cette ivresse du pouvoir, on ne prend pas cette pause saine qui nous permettrait de constater qu'on est allé trop loin.

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