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« C’est dans ta tête » : quand l’étiquette en santé mentale nuit à la santé physique

Vivre avec un trouble de personnalité limite (TPL) peut avoir des conséquences inattendues quand on tente de recevoir des soins physiques. Selon des experts, les préjugés liés à cette pathologie persistent dans le contexte hospitalier.

Un homme attend dans une salle à l'urgence.

Les préjugés envers les personnes ayant un trouble de la personnalité auraient un effet négatif sur les soins qu'elles reçoivent dans les établissements de santé.

Photo : Getty Images / Shani Miller

« La rage me vient au cœur quand j’en parle. Le monde me dit de faire confiance au système… Mais disons que c’est plus compliqué de faire confiance depuis qu’on m'a remis un diagnostic », confie d’emblée Diane*, au bout du fil.

Elle serait loin d’être seule dans son cas. De nombreuses personnes vivant avec un trouble de personnalité limite – ceux et celles qu’on appelle les TPL, les borderline – tentent de franchir les portes d’un établissement de santé dans l’espoir d’obtenir de l’aide pour un problème d’ordre physique, sauf que leur étiquette psychiatrique masque souvent des blessures qui, pour elles, n’ont rien d’imaginaire. Elles sont ainsi orientées vers des services en santé mentale.

Diane dit ne plus se surprendre : près de 20 ans après qu’on eut inscrit ce trouble de la personnalité à son dossier médical, obtenir des soins physiques constitue un défi de tous les instants. On fait plus attention à ce qui est écrit dans mon dossier qu’à ce que je suis en train de leur décrire.

En 2017, après une chute dans un sentier d’hébertisme puis d’intenses douleurs au poignet et à l’épaule, elle consulte son médecin de famille. En apparence, rien de cassé, assure le docteur. C’est dans votre tête, dit-il, en guise de conclusion de la consultation, se rappelle Diane. Elle ne compte plus les fois où on lui a servi la ritournelle.

Au moment de notre discussion, elle attendait les résultats d’une radiographie qui déterminera si son épaule est opérable. En effet, elle a persévéré dans ses démarches et des spécialistes lui ont confirmé, trois ans après sa débâcle, qu’elle portait les séquelles d’une cassure du poignet et du déchirement d’un muscle à l’épaule. Si ce n’est pas opérable, je vais devoir vivre avec mes douleurs pour le reste de ma vie, dit-elle, d’un ton résigné, presque désabusé.

C’est toujours dans notre tête, raconte pour sa part Annie*. Moi, on impute aussi ça à ma “fragilité”. Cette dernière a reçu son diagnostic il y a quelques années, après une séparation. Dans son cas, il a fallu plusieurs mois – et des problèmes de nutrition – pour qu’on découvre finalement qu’elle avait une bactérie à l’estomac.

À un moment donné, tu es écoeurée, parce que c’est toujours “mental”. Je suis tannée de me faire ignorer. Je vais à des rendez-vous pour rien.

Une citation de Annie

Annie a accepté de parler de sa réalité, mais admet que le découragement l’envahit souvent, surtout dans le contexte difficile d’accès aux soins.

Si l’actuel débordement des urgences montre une fois de plus que le système de santé est en eaux troubles, les personnes vivant avec un problème de santé mentale – quelle qu’en soit la nature – vivent les remous depuis bien avant la crise qui sévit.

Les préjugés que Diane et Annie disent vivre font partie d’un continuum de facteurs qui nourrissent l’effet de la stigmatisation de la santé mentale, un concept largement documenté et observé dans les établissements.

Le modèle actuel d’organisation des soins ferait en sorte que plusieurs organisations ont choisi de prioriser d’autres types de clientèle, peut-on lire dans un cadre de référence préparé par le Centre national d’excellence en santé mentale (CESM) du Québec publié en 2017.

La Commission de la santé mentale du Canada (CSMC) va jusqu’à dire que la stigmatisation est à ce point enracinée dans les pratiques qu’elle restreint de façon arbitraire les droits et les chances des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale.

Une clientèle redoutée

Si le phénomène de stigmatisation touche l’ensemble des personnes vivant avec un trouble de santé mentale, le CESM précise que les gens atteints d’un trouble de la personnalité sont particulièrement identifiés comme impossibles à guérir.

Jusqu’à récemment, les manuels de référence diagnostiques classifiaient ces pathologies à l’axe II, au même titre que la déficience intellectuelle, ce qui ne laissait entrevoir aucune amélioration de l'état à long terme.

En ce qui a trait au TPL, les nombreux stigmates qui y sont associés sont tenaces, plaide la psychologue Béatrice Filion, qui se spécialise auprès de cette clientèle. On les compare à tort aux gens qui ont un trouble bipolaire, qui, eux, vivent des fluctuations de l’humeur sur une longue période, qui passent par des états dépressifs puis maniaques. [Contrairement aux TPL] ils ne seront pas réactifs à quelque chose qui arrive, explique-t-elle.

Le TPL, je le présenterais plutôt comme une réactivité de l'humeur. Ce sont des gens hypersensibles qui réagissent émotionnellement de manière plus intense à ce qui leur arrive, précise la spécialiste.

Pour Béatrice Filion, la clé, c’est de comprendre que les personnes qui ont un TPL ont un quotidien des plus normaux; c’est en fait dans les relations interpersonnelles que le bât blesse. C’est fondamentalement une instabilité sur le plan des relations, de l'identité. Elles ressentent un vide intérieur qui vient souvent avec un mal de vivre, énumère la psychologue.

D'où l’importance, estime-t-elle, que les professionnels de la santé prennent conscience des paroles ou des comportements pouvant être invalidants à l’égard de cette clientèle.

Si une personne se présente à l'urgence, en détresse, et si on a une réaction qui n’est pas soutenante, il y a plus de chances que la personne “explose” et qu’elle perde confiance.

Une citation de Dre Béatrice Filion, psychologue

S'ensuit un cercle vicieux, où la méfiance respective des patients et des soignants s’entrecroise sans cesse.

Sans compter que, selon une récente analyse publiée par la CSMC, les personnes qui vivent avec un trouble de santé mentale, dont les TPL, sont plus susceptibles que les autres de recevoir des services de santé de moindre qualité. Pour ainsi dire, si on ignore un symptôme physique nommé par un patient et qu’on l’attribue à ses troubles de santé mentale, il est possible que son état évolue et, ultimement, se dégrade.

[La stigmatisation] réduit leur espérance de vie; en effet, les personnes ayant un vécu expérientiel meurent de 10 à 25 ans plus tôt que celles qui ne connaissent pas ces problèmes.

Une citation de Extrait du rapport de la Commission de la santé mentale du Canada

Le TPL est une affection sérieuse, insiste le Dr Lionel Cailhol, psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM) et médecin mandaté pour travailler avec l'INSPQ sur le trouble de personnalité limite.

Il cite entre autres les taux importants de mortalité et de souffrance, ainsi que les nombreuses maladies (physiques ou psychiatriques) associées, mentionnant au passage le coût très élevé pour la société de cette clientèle.

Dans un rapport de surveillance produit par l’INSPQ, les conclusions d’études stipulent notamment que les arrêts de travail et les soins représentent des factures annuelles totalisant de 25 000 $ à 50 000 $ par patient atteint d’un TPL.

Se mettre dans la peau de l’autre

Si leur confiance demeure ébranlée et fragile, Diane et Annie se disent conscientes que les réflexes des soignants proviennent en partie d'idées reçues et de tabous qui percolent encore à ce jour dans l’imaginaire collectif.

Annie dit ne pas être dupe; elle connaît ce regard qu’on pose sur elle une fois le dossier médical consulté et qu’elle perçoit souvent comme empreint de jugement ou de découragement.

Même moi, avant, j’avais du mal avec mon diagnostic. Je pensais que les TPL, c’étaient des débiles mentaux.

Une citation de Annie

Selon des travaux du CESM, la clientèle TPL est historiquement considérée comme chroniquement dysfonctionnelle et peu traitable, en raison entre autres de l’impulsivité, de la difficulté à faire confiance à autrui ou du mode de vie instable qu’on lui connaît.

Il faut toutefois qu’on prenne collectivement la pleine mesure de la souffrance vécue par les personnes qui vivent avec un trouble de la personnalité, considère le Dr Cailhol.

Pour l’infirmière Cathy Martineau, candidate à la maîtrise en soins infirmiers à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), la solution passe largement par l’empathie. En inversant les rôles, croit-elle, on peut réconcilier les solitudes.

J’ai dû être à l’hôpital pour une raison personnelle. Je me suis questionnée sur certaines des attitudes des travailleurs, à ce moment-là :“Est-ce vraiment la meilleure façon d'aider la personne, d'autant plus qu’elle est très souffrante?”

Une citation de Cathy Martineau, infirmière et candidate à la maîtrise en soins infirmiers à l’UQAR

Dirigée par le professeur et neuropsychologue Frédéric Banville, elle a décidé de concentrer sa recherche sur les attitudes des infirmières du Québec envers les personnes TPL. À partir des conclusions qu’elle tirera, elle souhaite proposer des initiatives et des solutions innovantes pour mieux agir avec cette clientèle.

Je me suis dit qu'on pourrait essayer de voir comment on peut aider chacune des parties à mieux se comprendre, à mieux travailler.

À partir des réponses récemment recueillies auprès de 300 infirmières, les données préliminaires indiquent que les personnes sondées présentent un haut niveau d’empathie, mais que 31 % d’entre elles avouent ne pas être à l’aise avec la clientèle TPL. Par ailleurs, 50 % des participants à l’étude vont jusqu’à dire qu’il n’est pas agréable de travailler avec [les personnes TPL], souligne le professeur Banville.

On les pense manipulatrices. On pense qu’elles ne vont pas s’aider, qu’elles n’en sont pas capables.

Une citation de Dr Frédéric Banville, neuropsychologue et professeur à l’UQAR

Pourtant, toujours selon le rapport de surveillance de l’INSPQ, cette clientèle est reconnue pour être des plus promptes à aller chercher de l’aide.

Les gens atteints d’un trouble de la personnalité du groupe B (qui comprend les troubles de personnalité limite, narcissique, histrionique et antisociale) ont en effet fortement recours aux services médicaux de première ligne (médecins de famille, milieux communautaires) et sont considérés comme d’importants utilisateurs des services d’urgence ou d’hospitalisation.

Ce sont souvent des gens qui veulent vraiment travailler sur eux… quand on leur donne le climat validant pour le faire, amène la psychologue Béatrice Filion. Il faut déconstruire l'idée que ce sont des gens désagréables, manipulateurs, irritants. Selon elle, le simple fait de prendre conscience de ses préjugés est un pas dans la bonne direction.

Une personne ayant un trouble du spectre de l'autisme qui se présenterait à l'urgence parce qu'elle s'est cassé un bras, on va l'approcher avec douceur. Sensoriellement, ça peut être difficile. C'est ce qu'on n'a pas tendance à faire avec quelqu'un qui a un TPL.

Une citation de Dre Béatrice Filion, psychologue

Pour la spécialiste, se mettre dans la peau de l’autre, c’est aussi penser aux soignants. Quand je dis qu’il faut être bienveillant, ce n’est pas de dire oui à tout. Il y a des limites à mettre avec des gens qui ont un trouble de la personnalité limite, il faut imposer un cadre.

Elle concède que le climat actuel dans le réseau de la santé n’est pas le plus propice à un changement de paradigme. Raison de plus, estime-t-elle, pour que le système donne rapidement les outils et l’environnement nécessaires aux travailleurs de la santé. Bâtir, en quelque sorte, une cellule de crise pour l’autre crise.

En attendant, Annie souhaite simplement que le réseau de la santé s’intéresse à ce qu’elle vit. J'aimerais ça qu’ils s’arrêtent et qu’ils voient au-delà de notre diagnostic, dit-elle. Ce à quoi Diane adhère pleinement.

Ce n’est pas parce qu’on est différent qu’on n’est pas capable de savoir ce qu’on ressent vraiment, termine-t-elle.

* Nous avons accordé l’anonymat à Diane et à Annie pour protéger leur vie privée.

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